mercredi 4 février 2009

Marcher


Est-ce parce que j'ai lu plusieurs livres du suédois Henning Mankell dernièrement, et pas seulement des histoires du commissaire Kurt Wallander, mais aussi un roman, Le fils du vent, qui se passe à la fin du XIX° siècle et dont le héros est un jeune noir qui se fait adopter de force par un suédois tourmenté par la religion, puis amené du désert de Kalahari jusque dans une Suède où on ne le comprend pas, et qui veut apprendre à marcher sur l'eau comme Jésus, dans le seul but de rentrer chez lui, par les mers comme il est arrivé en Suède, mais à l'opposé, ou est-ce parce que j'ai également lu les loufoqueries du finlandais Arto Paasilinna, qui constate que le seul moyen de marcher sur l'eau est de le faire sur la mer gelée, ou est-ce sans rapport avec mes lectures que je me suis soudain souvenu d'une épisode de ma vie? Parfois des souvenirs surgissent sans raison aucune.

Contrairement à ma soeur et à mon frère, je n'ai jamais été une bonne nageuse. Ma mère m'avait pourtant appris à nager vers l'age de sept ans, l'été à Kultaranta, à la petite plage de sable, près de Frälssi, où tout le monde se retrouvait, et où l'eau n'était pas trop vite profonde.

Plus tard on m'a jetée dans la mer depuis le ponton de Frälssi, me tenant par les bras et les jambes, mais plonger ne m'intéressait pas. Je me laissais pourtant faire. C'était quand même assez rigolo.

Il y avait l'été où mon vélo avait fini dans l'eau, à l'endroit où le vieux Wellamo accostait chaque vendredi soir avec sa cargaison de curieux venus visiter le domaine. Le vendredi soir, nous, les gosses, nous amusions à regarder les curieux se promener, nous asseyant sur les marches de la maison des jardiniers, faisant du vélo dans le parc, nous cachant derrière les panneaux "Accès interdit" que personne d'autre ne franchissait d'ailleurs. On ne faisait pas tout un plat de la sécurité à l'époque, et le public était très respectueux.

Un vendredi soir, le Wellamo, sans doute un peu en retard sur son horaire de départ, est parti entrainant dans son sillage un gros morceau du ponton en bois, car quelqu'un avait oublié de le désamarrer. Mon vélo bleu fût remonté, mais pas par moi, car plonger ne m'intéressait toujours pas. Mon idée à moi, c'était d'apprendre à marcher sur l'eau.

Alors, pendant que les copains continuaient de sauter joyeusement dans l'eau, s'éclaboussant en riant et en criant fort, je prenais les marches qui descendaient dans l'eau en faisant attention à ce que mes pieds, puis mes genoux, et puis toute moi ne pénètre pas dans l'eau. Peine perdue, je m'y enfonçais toujours, mais ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé, répété, insisté. Même la foi que j'avais en ma réussite ne m'aidait pas.

L'automne venu, je rentrais avec mes parents à Helsinki, laissant une partie des copains sur place, car leurs parents aussi restaient à demeure au domaine de Kultaranta.

Un hiver, je devais avoir une quinzaine d'années, j'avais réussi à convaincre mes parents de me laisser aller passer ma semaine de congé scolaire à Kultaranta, à moins que ce soient au contraire eux qui voulaient se débarrasser de moi. Je me rappelle y être allée en camionnette, sans doute envoyée pour approvisionner le palais en fleurs ou autre chose en provenance des serres du domaine.

Une fois arrivée sur place, je ne me suis pas installée dans la maison que nous habitions habituellement en été, car elle était froide et abandonnée, mais au château en granit gris qui se dressait en haut de la colline, et que l'on chauffait tout l'hiver bien qu'il restait vide. L'humidité aurait pu décoller les papiers peints, abîmer des meubles et des tableaux.

Le château avait été construit par Alfred Kordelin qui n'y passa qu'un an avant de se faire tuer par les rouges à Mommila en 1917. Son buste se trouvait de l'autre coté du parc, et en été j'avais l'habitude de raconter son histoire aux curieux qui souhaitaient apprendre plein de choses sur le domaine. Je m'étais auto-proclamée guide, et je conduisais les visiteurs à travers le parc, le jardin des phlox, le labyrinthe, le jardin bleu, la pergola, la roseraie avec ses fontaines. Je leur expliquais les statues. Cela me faisait toujours un peu d'argent de poche.

Le jardinier en chef, Monsieur Korventausta, m'avait dégoté une paire de skis, ou je les avais peut-être apportés avec moi, et je passais mes journées à skier partout , dans le parc, et dans la forêt. Je connaissais le domaine comme ma poche, n'y avais-je pas mis les pieds la première fois âgée de deux mois à peine? Je me suis même aventurée sur la mer gelée, en partant de la petite plage de sable où j'avais appris à nager, longtemps avant de vouloir apprendre à marcher sur l'eau.

Un jour j'ai décidé d'aller à la ville voisine, à 3 km du château. J'ai pris la route à pied, l'été c'était facile à vélo, mais avec la neige, il valait mieux marcher. J'ai passé le pont d'Ukko-Pekka, qui portait le surnom d'un des présidents finlandais, Pehr Evind Svinhufvud, et qui reliait l'île de Luonnonmaa où se trouvait le domaine, au continent et à la ville de Naantali. Je me suis enfin trouvée sur le ponton qui était réservé au domaine, et j'ai regardé le vieux château se dresser en face de moi, de l'autre coté de la baie gelée.

Comme il n'était plus très tôt, je n'avais pas avancé très vite, et comme il y avait des traces de pas de marcheurs sur la glace, j'ai décidé de rentrer en traversant la baie à pied.

Mal m'en a pris, car la journée était encore plus avancée que je ne pensais, et bientôt je ne voyais plus très loin devant moi. Quelle ne fut ma surprise lorsque mon pied soudain a heurté un rocher. J'avais dévié de mon trajectoire et me trouvais sur la toute petite île de Ristikari, au milieu de la baie, là où en été on allumait le bûcher de la St-Jean. Bon, au moins savais-je, où je me trouvais.

J'ai pris mon cap sur ce que je pensais être le ponton du château, et je me suis mise à avancer dans l'après-midi qui se faisait de plus en plus noir. Soudain, la glace que j'apercevais devant moi n'était plus blanche, mais noire, elle aussi. Aïe aïe! Cela voulait dire qu'à chaque instant elle pouvait se rompre sous mes pas.

Je ne sais pas comment j'ai réussi à atteindre le ponton, j'avançais la peur au ventre, pas par pas, mais j'étais sans doute née sous une bonne étoile, comme le dit récemment un ami en parlant de lui-même, une quinzaine de jours avant de déposer le bilan.

Sur des jambes tremblotantes j'ai réussi à monter sur le ponton, et à escalader la colline du château avant de m'enfermer dans la chambre que je m'étais choisie. J'avais froid.

Je n'ai parlé de mon aventure à personne, car ce n'était pas la peine de transmettre la peur que j'avais éprouvée à d'autres, surtout que ce n'était pas mon corps à moi qu'on a repêché de la baie un peu plus tard, mais celui d'un élan qui avait eu la malencontreuse idée de vouloir traverser la baie au même endroit que moi, là où le courant était le plus fort.

Ce souvenir lointain m'en a rappelé un autre. Bien que ce jour d'hiver j'avais finalement réussi à marcher sur l'eau, ce que j'ai vraiment su faire, je le sens encore, mon souvenir en est toujours si vif, si présent, je m'y vois, j'en suis certaine, je sais que j'ai su marcher sans poser pied par terre. Je l'ai fait si souvent, prendre un premier pas, un second, puis marcher, courir, voler.



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20 commentaires:

Olivier a dit…

Tu es une conteuse née, c'est un bonheur de lire tes souvenirs. Donc te voila l'égal de Jésus.

"les panneaux "Accès interdit" que personne d'autre ne franchissait d'ailleurs." tu devais pas avoir de touriste français ;o))

lyliane six a dit…

Tu avais de hautes relations! je n'ai malheureusement jamais dormi à l'Élysée...Ton histoire est bien belle, ça a l'air d'un bel endroit, tu devrais m'y emmener tu le connais si bien, je ne connais pas la Finlande.
J'ai fait comme toi, j'ai marché sur le canal les hivers quand j'allais à l'école, c'était plus direct et l'hiver 62-63, j'ai marché sur la mer à Dunkerque elle était transformée en banquise, on attendait les brise-glace qui arrivaient de là haut pour dégager le port.
J'ai aussi marché sur le lac de mon copain au Québec,traversé en voiture le Saint Laurent,marché sur la mer gelée en Norvège, mais pour cela il faut aimer les grands froids et c'est formidable!

claude a dit…

Bien raconté et bien documenté tout ça.
Mais dis il faut marcher sur la tête pour penser pouvoir marcher sur l'eau.
Avec tes skis, si tu avais pris un élan tu pouvais faire du ski sur l'eau.
Le principal c'est que tu sois quand même arrivée à bon ponton !
Lyliane, entre ses posts et ce com, elle me gèle !
Bonne journée Hélène !

Cergie a dit…

Les souvenirs lorsqu'ils viennent c'est comme l'eau d'un barrage qui se rompt, il est dur de les endiguer... A moins d'avoir des bassins où ils peuvent se répandre en douceur et un blog c'est bon pour cela, pour égrener les souvenirs et les stocker pour les périodes de sécheresse.
Marcher sur l'eau, pourquoi pas ? Mon frère a fait son service comme médecin militaire et a étudié la façon dont on conditionne les hommes à se dépasser et gravir des murs infranchissables par exemple. Parfois on se surprend à faire des choses insurmontables.

claude a dit…

Tiens ! Tu me fais rire aussi !
Elle est bien bonne celle-là !

Anonyme a dit…

Ah, les souvenirs qui remontent à la surface alors que vous nous vous êtes pas noyée en marchant sur l'eau.
:-)
Quand j'étais petite, je n'aimais pas trop l'eau et puis ensuite il a fallu apprendre à nager et après cela, j'ai adoré l'eau. J'aime nager, surtout dans ma baignoire. Là, il y a des bulles et ça sent bon les huiles essentielles. J'aime aussi aller à la piscine, un peu moins ces temps-ci parce qu'il fait très froid dehors et que l'idée d'aller dans un bassin où l'eau est à 18 degrés ne me ravit pas toujours. Et puis souvent à la piscine, il y a des baleines. Et quand elles plongent, il faut faire attention, l'eau de la piscine se vide.
Enfin. Tout cela pour dire que j'essaie d'imaginer l'angoisse de la dame qui veut rentrer et qui voit que la nuit tombe, qui est un peu perdue et qui marche sur une glace noire.
Cela devait être tout à fait glaçant.
Frigorifiant.
J'aime votre façon de raconter, mais j'avoue que je n'ai pas cliqué sur tous les liens. Vous comprenez, je débarque.
Bises et bonne journée!

PeterParis a dit…

Ah, quel plaisir de lire ceci ! Je suis impressionné (mais non étonné) comment tu avances dans tes réflexions, en passant par Mankell et le fabuleux Paasilinna… par tes petites aventures à Kultaranta (the golden beach ?) pour arriver à tes grandes aventures sur la glace !

alice a dit…

Encore, encore! Promis, je serai très sage!

hpy a dit…

Olivuer, si tu savais comment les français aussi pouvaient être respectueux!

Lyliane, je n'aime pas marcher sur la glace!!!

Claude, j'ai sans doute toujours marché sur la tête (aussi).

Delphinium, vous étiez en mer?

Peter, the golden beach! Gullranda, de son nom suédois.

Alice, il faut que j'aille à la pêche alors.

Anonyme a dit…

Jännä juttu! Tämän on täytynyt olla Kekkosen aikana?

hpy a dit…

Ina, oli kylla, Paasikiven aikana olin liian pieni jotta minut olisi paastetty sinne yksin...

Mick a dit…

As you might guess, I love the maps! :)

Thérèse a dit…

Ici on apprend à marcher à travers tes souvenirs et quels souvenirs ! Un premier pas pour en arriver à voler, là est la leçon.
Mon expérience se résume à marcher sur des œufs, sur les orteils des autres parfois et a éviter de marcher sur les plates-bandes tout en ayant la trouille d’avoir la tète sous l’eau.

Marie-Noyale a dit…

Oui oui,partez vite a la peche aux souvenirs..
Quel bel endroit!
Moi aussi j'en veux d'autres!!
des histoires..des souvenirs de vacances dans ce joli parc.

Mon truc a moi, mais que je n'ai jamais reussi, c'etait de m'endormir en faisant "la planche"..
j'adore ce feeling de flotter sur l'eau!!!

Miss_Yves a dit…

J'ai lu ce roman dont tu parles , (et d'autres du même auteur) noir par rapport à ceux ceux de Paasilinna. Je trouve d'ailleurs la lttérature nordique très forte, mais bien sombre.Un(e) de mes auteur(s) préféré(e)s est leena Lander.
Le récit que tu mènes avec beaucoup de talent pose le problème des souvenirs, réels, vécus,rêvés ?
En tout cas, revus par l'écriture.

hpy a dit…

Mick, glad to see that. The first one is older than I am.

Therese, marcher sur des oeufs est sans doute plus difficile encore que marcher sur l'eau.

Marie-Noyale, qui sait ce qui me traversera la tête (et y laissera des souvenirs)?

Miss Yves, j'ai - en principe - une trop bonne mémoire, au moins pour certaines choses, car elle est très sélective; ainsi je me rappelle avoir lu des romans de Leena Lander, mais pas lesquels.

isopeikko a dit…

Aikamoinen tarina. Ja muisto. Elävä.

Maxime a dit…

Ce n'est pas de marcher sur l'eau qui est difficile, c'est d'éviter de couler lorsqu'on s'aperçoit qu'on n'est plus sur la terre ferme !
je t'en donne ma parole de rêveur !

Daniel Chérouvrier a dit…

Belle histoire.
Dans les années 1970 nous prenions les bateaux de Viking Line pour traverser le golfe de Botnie et nous arrivions à Naantali ce qui permettait un crochet par Kulta ranta.

Sartenada a dit…

Bonjour hpy.

Tu semble en savoir beaucoup. Ceci est un bon exemple d'un poste bien fait. Belle journée!