Je me rappelle des histoires de chasse racontées par Monsieur le comte, qui d'ailleurs était plus un diseur de contes qu'un vrai comte, mais puisque cela lui faisait plaisir de se faire appeler ainsi, pourquoi pas?
Monsieur Louis, ou Monsieur le conte avec un n, comme nous aurions du l'appeler, - et c'était peut-être le cas, car personne n'entendait la différence - était un fervent chasseur, et il lui est arrivé plus d'une fois de nous raconter comment, dans sa jeunesse, il suffisait de tirer, sans même viser, pour tuer une douzaine de lapins à la fois, tellement il y en avait.
Les chasseurs sont, paraît-il, comme les pêcheurs, des menteurs. Mais finalement, je crois que Monsieur Louis n'exagérait pas beaucoup. Les lapins pullulaient. C'est un fait.
A l'époque, comme encore aujourd'hui, les chasseurs étaient souvent de bons cuisiniers, et ils pouvaient ainsi préparer des pâtés et des terrines de lapin pour toute l'année. Ils avaient parfois aussi une femme aux fourneaux qui n'hésitait pas à les aider. Le surplus de lapins fut distribué à la famille et aux amis non chasseurs, qui tous étaient bien contents d'un supplément de viande au menu. Cela se passait à une époque où tout le monde ne mangeait pas son bifteck tous les jours, loin de là. Un bon civet de lapin était donc le bienvenu. Un lapin à la moutarde aussi.
Mais avec le temps et les supermarchés qu'on put voir s'installer dans tous les coins, la viande de lapin devint sans doute moins intéressante. Les gens n'avaient plus envie de viande gratuite, puisqu'ils pouvaient se l'offrir assez facilement, au comptoir des supérettes. Si on voulait manger du lapin, il était tellement plus facile d'en acheter un qui était déjà dépouillé et vidé. Plus besoin de se salir les mains.
En plus, on pouvait aller en famille au supermarché, et on y trouvait aussi tellement de choses inutiles dont on éprouvait soudain le besoin, que plus personne n'avait envie de passer une journée aux fourneaux pour préparer des pâtés qu'on pouvait facilement acheter tout prêts.
Les lapins, devenus nuisibles, étaient aussi devenus l'ennemi numéro un de l'agriculteur dont ils détruisaient les récoltes, et c'est vrai, le lapin avait faim, lui aussi. Mais lui n'avait pas de supérette où faire ses emplettes,
En 1952 la maladie de la myxomatose fut volontairement introduite en France, dans l'Eure-et-Loire, par le docteur Armand-Delille qui espérait trouver une solution pour que ses cultures ne soient pas détruites par les lapins. Il tua ainsi la quasi-totalité des lapins de son domaine, mais la maladie se propagea, et sévit encore aujourd'hui. Elle va, elle vient, disent les chasseurs, mais j'ai l'impression que nous ne verrons plus jamais une population de lapins comme il y en avait à l'époque où Monsieur Louis tira sans viser.
Quand DD et moi avons acheté la maison de Fécamp il y a une vingtaine d'années, elle était encore au milieu de nulle part, La pelouse avait plus l'air d'un pré fauché que d'un green anglais, ce qui est d'ailleurs toujours plus ou moins le cas.
Bien que nous n'y habitions pas encore tous les jours, et que nous faisions des aller-retour entre Fécamp et Paris, j'ai vite commencé à faire des massifs de fleurs, mais je n'y comprenais plus rien quand les fleurs, surtout celles qui étaient bleues, commencèrent à disparaître entièrement. Au printemps je trouvais aussi des tulipes coupées, avec des tiges très courtes couchées par terre, et j'improvisais alors de petits bouquets de fleurs à l'intérieur de la maison, moi que préfère les fleurs qui vivent leur vie de fleurs dehors,
C'étaient les lapins les responsables de ce massacre, mais nous ne les avions pas encore remarqués. Plus tard, quand nous venions plus souvent à Fécamp, nous pouvions les entendre sur le gravier devant la maison. Ils y couraient, ils y sautillaient, ils y s'amusaient. Ils s'y étaient installés, et nous ne leur faisions pas très peur.
L'automne venu, je cueillais les rares pommes qui tombaient de quelques vieux pommiers que nous avons enlevés depuis, et je les posais sur la citerne en attendant d'en faire une tarte aux pommes, une tarte normande. Mais les lapins étaient plus rapides, ou plus affamés que moi, et des pommes je n'en trouvais plus une entière. Toutes étaient entamées, grignotées. Si je voulais faire une tarte, il fallait que j'aille chercher des pommes au supermarché.
Dans les environs aussi, on pouvait voir beaucoup de lapins. Il y en avait le long de toutes les routes qui sortent de Fécamp. Un jour, je venais de partir, je ne roulais pas très vite, peut-être à 70 km/h, dans la cote de Toussaint et je m'approchais de l'agglomération, lorsqu'un petit lapin est sorti en courant sur la route, juste devant les roues da ma voiture. J'ai bien l'impression que nous nous sommes heurtés. Cela m'a fait mal. Pas autant qu'au lapin sans doute, mais je n'ai jamais aimé tuer des animaux avec la voiture. Je sais qu'il y en a qui accélèrent quand ils peuvent écraser un hérisson ou un autre animal, mais ce n'est pas mon cas.
Puis, une année, le nombre de lapins a commencé à diminuer, et les seuls que nous voyions encore avaient les yeux rouges, et paraissaient très lents. Nous pouvions passer juste à coté d'eux, ils ne bougeaient presque plus. La myxomatose était arrivée dans nos collines.
Et il n'y avait pas que la myxomatose, mais aussi une autre maladie qui attaquait les lapins et dont on ne put voir les effets qu'à la mort. Un matin j'ai trouvé un lapin, couché comme s'il avait été en train de courir quand il a été fauché par la mort. Je crois me rappeler que c'était un virus qui attaquait les poumons. Ce lapin, nous l'avons enterré et nous avons planté un sapin sur sa tombe. Le sapin y est encore.
Depuis, les lapins ont disparu de presque tous les endroits où j'avais l'habitude d'en apercevoir, et bien qu'ils ne soient plus là pour dévaster mes massifs de fleurs, cela m'a attristée. A quoi bon faire pousser des fleurs bleues s'il n'y a plus de lapins pour en profiter!
Depuis les années 1990 je n'ai plus vu de lapin ici, même pas un pet de lapin sur la colline au-dessus de la maison, là où Monsieur Louis avait l'habitude de chasser à la fin de sa vie, là où il a emmené DD pour que celui-ci tire son premier lapin, à une époque où il fallait déjà viser.
Les agriculteurs-chasseurs que j'ai eu l'occasion de rencontrer commençaient à se plaindre qu'il n'y avait plus de lapins à tuer. J'avais du mal à les comprendre, car d'un coté ils se plaignaient des dégâts aux cultures que faisaient les lapins, et de l'autre coté il se plaignaient qu'il n'y avait plus de lapin à tuer. Savaient-ils seulement ce qu'ils voulaient?
Mais peut-être est-ce dans la nature de l'agriculteur de nos coins de se plaindre, et de vouloir gagner sur tous les bords. De chasser le lapin pour le plaisir, et aussi pour ce qu'il peut apporter dans l'assiette, et en même temps de toucher une compensation de la Fédération des Chasseurs pour les dégâts que les lapins ont occasionnés aux cultures.
Lorsque les lapins éliminaient mes fleurs, je n'ai rien demandé à la Fédération. Je n'aurais rien eu, d'ailleurs, car un particulier n'y a pas droit. Je ne chassais pas les lapins non plus, je les laissais à Moumoune et Nefertiti, car c'est dans la nature des petits lapins de se faire chasser par les chats. Moumoune était un chasseur de lapin excellant, Nefertiti a eu plus de mal à s'y mettre. Les poils de lapin lui chatouillaient le gosier, et elle abandonnait aussitôt. Moumoune en était écœurée.
Je pensais toujours que les lapins se plaisent à la campagne, sur des talus, au bord des routes, dans les bosquets. Les lapins ne s'installent pas dans les champs où le lièvre est ou plutôt était roi, car lui aussi est en diminution. Le lapin creuse un terrier pour y vivre, pour y élever sa famille. Dans les champs retournés tous les ans par les machines agricoles, il faudrait recreuser les terriers de nombreuses fois, et le lapin a autre chose à faire.
Même si aujourd'hui j'ai l'impression de revoir des lapins, n'en ai-je pas vu un, un seul, tout près de la maison il y a quelque jours, il n'y en a pas beaucoup, et surtout, il n'y en a pas autant que j'ai pu voir récemment près d'installations industrielles, sur des voies ferrées, dans des ports, et en général dans des lieux où l'agriculteur-chasseur ne met jamais les pieds. Je ne suis pas seule, parait-il, à l'avoir remarqué.
Le lapin prendrait-il possession des terres que l'homme abandonne de plus en plus? S'est-il rendu compte que c'est là le seul endroit où on le laisse encore tranquille, où personne n'apporte la maladie qui le tue? Car, bien que le fait de répandre la myxomatose ou d'autres maladies épizootiques est aujourd'hui répréhensible, j'ai entendu des personnes du monde agricole parler à mots découverts de confrères - jamais d'eux-mêmes - qui l'auraient répandue.
En tout cas, j'espère que les lapins viendront bientôt manger mes fleurs de nouveau. Pas en conquérants, mais en bons voisins.
***
Bien que cette petite histoire, un peu plus longue que d'habitude, sur les lapins ne soit pas une histoire à la Sue Hubbell, l'inspiration ou l'idée m'en est venue à la lecture du livre Une année à la campagne. Je la dédie à
Alice qui m'a fait connaître la
dame aux abeilles